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Entreprises libérées : l’expérience de la scop Scarabée à Rennes

Vers des organisations du travail humaines (2/3) : organisées ou libérées ?

dimanche 5 mars 2017, par Michel Briand

Un texte repris de l’article d’Hubert Guillaud publié par Internet Actu, un magazine sous licence CC by

Il n’y a pas une seule méthode pour libérer les entreprises, mais il y a des méthodes, c’est-à-dire des process, des règles, des modèles… L’une de celles dont on parle beaucoup, notamment depuis le livre de Brian J. Robertson, l’inventeur de cette méthode, est La révolution Holacracy (l’holacracie, Wikipédia). Une méthode d’organisation de la gouvernance des organisations éminemment structurée. C’est celle qu’a appliqué la coopérative rennaise Scarabée que sa responsable est venu présenter lors de cette journée organisée par le club How.

L’entreprise libérée est organisée plus que démocratique

Isabelle Baur était la présidente du directoire de Scarabée, la société coopérative d’alimentation rennaise biologique et écologique. Désormais, elle se présente comme « 1er lien du cercle général », en charge de l’innovation et du développement… La coopérative Scarabée Biocoop a 33 ans. Elle est spécialisée dans la distribution de produits biologiques et d’éco-produits à Rennes. Elle compte 200 personnes, réalise 32 millions de chiffre d’affaires via 7 magasins, 4 restaurants, un camion itinérant, un service de traiteur et un service de communication qui réalise un travail d’éducation sur le sujet du bio. Isabelle Baur explique qu’en tant que présidente du directoire d’une coopérative, elle avait l’habitude de travailler en collaboration avec ses équipes. Mais qu’elle a voulu aller plus loin… L’entreprise était en forte progression et elle voulait trouver une solution pour absorber cette progression qui ne pouvait pas reposer toute entière sur ses épaules. L’holacratie s’est aussi imposée comme une réponse ou un prolongement à la forme coopérative, permettant de donner du pouvoir à ceux qui font. Ce qui nécessite de se départir de son pouvoir et de faire confiance à tous les employés, en partant du principe que chacun sait ce qu’il à faire. Fatiguée des jeux de pouvoir des managers, elle a cherché un autre système d’organisation, souple et agile, mais également très structuré, permettant de donner un sens à l’énergie de l’entreprise. Isabelle Baur voulait déléguer mais être rassurée aussi. Elle avait besoin de quelque chose de très organisé. «  Pour réussir un tel changement culturel, j’avais besoin d’un outil. La force de l’holacratie est d’être assez transparent. Quand je l’ai proposé au directoire de Scarabée, j’ai emmené une trentaine de personnes en séminaires pendant deux jours pour qu’ils comprennent ce que c’était, ce que ça impliquait. Leur retour a été à 100 % positif, alors nous y sommes allé »

 Vidéo :le reportage très pédagogique de France3 Bretagne sur l’holacratie chez Scarabée biocoop.

Pour Hugo Mouraret, formateur en Holacratie et responsable réseaux sociaux et web marketing à Scarabée, l’Holacratie est un outil complexe. Mais c’est un outil qui permet de donner du pouvoir à ceux qui font. Dans le management traditionnel, le manager est de plus en plus déconnecté de la réalité de terrain à mesure qu’il avance dans la hiérarchie. Le principe de l’Holacratie est un cadre pour permettre aux gens d’accomplir leur raison d’être et leur rôle, permettant d’aligner les savoirs-être et les savoir-faire des individus à ceux de leurs entreprises. La méthode permet de donner la décision à ceux qui font et les règles visent surtout à permettre de mettre les bonnes personnes aux bons endroits, c’est-à-dire au niveau de responsabilité et de compétence qui est le leur. Tout repose donc sur une organisation transparente, permettant de savoir qui fait quoi dans l’entreprise, via des cercles de responsabilité et de décision (et également via un programme compagnon dédié, GlassFrog). Chaque personne a des rôles, attendus et autorités clairs. Chacun ne peut faire que le travail auquel il est affecté. Mais cette définition des rôles est évolutive et agile. Un autre principe de l’outil et des processus mis en place consiste à permettre de traiter les tensions afin d’éclaircir et d’expliciter tout ce qui ne l’est pas. Les 6 premiers mois, l’entreprise a traité et résolu plus de 2000 tensions, explique Hugo Mouraret, permettant d’éclaircir les règles du jeu qui sont les mêmes pour tous, responsables comme managés. Dans l’holacratie, l’ensemble de ces règles s’exprime dans une « constitution ». Scarabée en est à la version 4.1. Scarabée Scoop est organisée en « cercles » et « rôles » qui tendent vers l’accomplissement de la raison d’être de l’entreprise. Elle n’est plus organisée sous forme de pyramide, mais d’une manière holarchique, fractale !

Cette organisation est un peu compliquée concède Isabelle Baur. Même si son principe est disponible en open source, sa mise en place prend du temps. Se faire accompagner par une entreprise spécialisée permet de gagner du temps, souligne la patronne de Scarabée, qui s’est fait accompagnée par IGI Partners. Il a fallu près d’une année pour devenir autonome dans le fonctionnement du processus. Désormais, souligne Hugo Mouraret, les nouveaux salariés sont formés en interne au fonctionnement holacratique de l’entreprise.

Hugo Mouraret insiste sur le fait que holacratique ne signifie pas démocratique. Frédéric Laloux, dans son remarquable livre Reinventing organizations, vers des communautés de travail inspirées (dont vient de sortir une version résumée et illustrée), insiste particulièrement sur ce point, montrant que les entreprises « libérantes » ne sont pas du tout fondées sur un égalitarisme radical, sur un fonctionnement pleinement démocratique. Pour Mouraret, le consensus dans l’entreprise se révèle trop souvent « inhumain  ». « Le service administratif et financier doit-il avoir son mot à dire sur la façon dont je gère la page Facebook de Scarabée ? » L’holacratie consiste à respecter le savoir faire et l’autorité des gens. C’est la meilleure personne au bon endroit qui décide, qui a le dernier mot. Si Hugo Mouraret peut prendre des avis sur la gestion de la page Facebook de la coopérative dont il est responsable, au final, c’est lui qui l’administre et qui a le dernier mot sur la façon de la gérer et les publications qu’il y partage. L’holacratie n’est pas non plus l’anarchie. « Quand on évoque les entreprises libérées, les gens pensent que tout est libre  » C’est plutôt le contraire. Ici, il y a des règles, nombreuses, un système rigoureux, mais limpide. « C’est la rigueur qui permet de libérer l’autonomie et la créativité des personnes  ». Se libérer, c’est se créer ses propres règles ! Dans son fonctionnement, l’holacratie est brutale, très contrainte, avec des processus très rigides, permettant en fait d’éviter tous les jeux de pouvoirs. Se lancer dans un tel système se révèle très lourd, car il y a un apprentissage à faire, un langage différent à apprendre, reconnaît Isabelle Baur.

Autre spécificité des entreprises holacratiques : l’organisation en cercles de décision. Chaque cercle gère son budget, rappelle Isabelle Baur. Mais chacun est décisionnaire selon son rôle et chaque rôle permet d’engager certains niveaux de budgets… selon ses responsabilités. Les prises de décisions qui impliquent plusieurs cercles se discutent dans le Cercle général qui peut demander des précisions à certains cercles, ou supprimer des rôles et fonctions. Hugo Mouraret donne ainsi un exemple, le Cercle responsable des commerce a récemment proposé de passer la fermeture des magasins de 19h à 19h30. Il avait documenté sa décisions avec des chiffres. La proposition a créé des tensions, à nécessité de discuter avec d’autres cercles, mais elle s’est visiblement imposée. Le Cercle général totalise une trentaine de personnes. Son fonctionnement est très normé. Toute proposition faite par une personne déclenche un tour de réaction et de clarification, permettant de capter les réactions (« il ne faut pas se priver de récupérer les bonnes idées »). La proposition revue ou ré-argumentée sera reproposée au Cercle et, à moins d’une objection, sera adoptée. La grande modularité des cercles et des rôles permet de faire évoluer en permanence l’entreprise, de re-concevoir l’organisation des cercles à la volée quasiment, si les fonctions sont claires, ou de reconcevoir le rôle de certaines fonctions dans les cercles de décision… Aujourd’hui, reconnaît Isabelle Baur, «  j’ai du mal à participer à des réunions où personne ne s’écoute. Lors des réunions du Cercle général, on peut traiter quelques 60 points à l’ordre du jour en 1h30 de triage », qui consiste à dire quel cercle ou fonction doit traiter la question. L’enjeu étant bien souvent de trouver qui a autorité pour répondre au besoin exprimé.

Image : Isabelle Baur et Hugo Mouraret devant l’organisation en cercles de Scarabée, via @SéverinLegras.

L’holacratie n’a pas été choisi pour sa capacité à développer du rendement, précise Isabelle Baur. « Scarabée se portait bien avant. Mais il est vrai que l’entreprise se porte encore mieux depuis. L’holacratie est un outil. On en fait ce qu’on en veut. »

Hugo Mouraret précise un peu le fonctionnement opérationnel des choses (voir égalementle dossier que consacrait Reporterre à cette entreprise). Aujourd’hui, chez Scarabée, on estime que 20 % des personnes sont pleinement engagés dans ce fonctionnement, notamment ceux les plus présents aux réunions ou ceux qui traitent les tensions… La plupart des salariés ont compris le fonctionnement, mais mesurent encore mal ce que l’outil peut apporter et peinent à le mobiliser. Et quelques-uns, quelque 10 %, restent réfractaires, souhaitent continuer à avoir à faire à un chef, explique Hugo Mouraret. Pour l’instant, la réponse de l’entreprise consiste en du coaching, de la formation. Depuis le passage à l’holacratie, une dizaine de personnes sont parties dont un manager. Dans les entreprises, on a souvent du mal avec le conflit. Or, ce n’est pas parce qu’on n’est pas d’accord que tout doit être remis en cause. C’est la valeur de l’organisation holacratique de dissocier les métiers et les personnes. L’enjeu est de s’attaquer aux tensions, de libérer la parole pour dire ce qui ne va pas via des processus de décisions clairs et responsables. La difficulté est que Scarabée doit intégrer beaucoup de nouveaux arrivants du fait de son succès. Cela complique parfois un peu les choses.

Hugo Mouraret et Isabelle Baur le reconnaissent avec enthousiasme. Le système est très différent de tous ceux qu’ils ont pu connaître. Mais ni l’un ni l’autre ne souhaiteraient revenir en arrière. Robertson lui-même a mis 10 ans à peaufiner sa méthode. Les deux représentants de Scarabée reconnaissent qu’en 2 ans, beaucoup de choses ont changé. Que cela leur a demandé beaucoup d’énergie mais que cela en a aussi libéré beaucoup. Changer de méthode est un énorme changement culturel. Et ce n’est pas si simple, comme le montraient déjà nombre d’entreprises décentralisées que nous avions rencontré au Ouishare Fest.

 Lire, la suite de l’article avec l’expérience de la clinique Pasteur à Toulouse

Hubert Guillaud

Retrouvez ce compte rendu de journée sur les entreprises libérées sous forme de dossier « Vers des organisations du travail humaines » :

 1ère partie : croyez-vous dans l’intelligence collective ?
 2e partie : organisées ou libérées ?
 3e partie : peut-on appliquer le modèle au-delà de l’entreprise ?